Mardi 16 janvier dernier, le Président Macron a annoncé vouloir faire du sujet de la surexposition des enfants aux écrans une priorité en 2024. Il a été expliqué qu’un comité scientifique devra faire émerger “une recommandation” d’ici le mois de mars prochain, pour permettre au gouvernement de mettre en place des mesures suivies d’actions concrètes face aux dangers représentés.
Cette réflexion nationale est nécessaire et va dans le bon sens. Et cela ne signifie nullement être anti-tech, anti-progrès, anti monde moderne. Bien au contraire, puisque le temps d’écran, c’est avant tout du temps. Du temps qu’on ne passe pas à faire autre chose – construire une cabane sous la table du salon, tester les limites de patience de mamie, inventer mille stratagèmes pour accéder à la boîte de bonbons cachée dans le placard, ou imaginer un dialogue entre sa fourchette et son couteau.
Le problème quand on s’attaque au sujet des écrans, c’est qu’il est très dur d’en parler sans devenir quelque peu trouble-fête. De porter cette responsabilité individuelle pour sa famille, ou pour sa classe pour les professionnels de l’éducation, et d’être en permanence l’adulte moralisateur.
La question de la culpabilité vécue par les familles, de la responsabilité institutionnelle, ou encore celle de la “juste” place des écrans dans la vie des enfants et des familles en 2024 se pose réellement.
Alors, voici notre analyse sous forme de tribune libre et sur fond de bonnes résolutions et de décryptage politique.
💡Le témoignage de Martin P., papa de deux enfants de 5 ans et 8 ans :
”Pour notre fils nous avons tenu bon : pas d’écran avant 3 ans. Mais dès qu’il est entré en maternelle, nos principes se sont écroulés, entre les petits copains qui avaient libre accès à la TV, et les “outils numériques” proposés en classe. Puis notre second enfant est né, et pour lui, il a été quasi impossible d’évincer la culture écran, rapportée par son grand frère. On se sent coupables, dépassés, démunis. On ne sait pas où placer la limite, même pour nous les parents d’ailleurs. Mais qui y arrive et comment font-ils ?”
Si vous vous reconnaissez dans le témoignage de Martin, alors vous faites partie des 79% des parents français qui se posent des questions, et ne savent pas bien par quel bout prendre le sujet.
Et pour cause. La consommation de temps d’écran recoupe de très nombreux enjeux au sein des familles. Toujours pas de recette magique, mais quelques pistes d’éclairages sur le sujet, et sur les possibles mesures à venir :
Des familles sans mode d’emploi
Sur la plupart des sujets d’éducation, nous construisons notre façon de faire en lien direct avec ce que nous avons vécu nous, enfant. Nous reproduisons souvent ce que nos parents ont fait pour nous – ou à l’inverse nous créons un modèle très éloigné de celui que nous avons vécu, pour ne pas reproduire certains schémas voire erreurs. Dans tous les cas, notre propre expérience d’enfant nous guide avec puissance dans les choix éducatifs que nous faisons.
Oui, mais….
Dans le cas des écrans, nous parlons d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître : un temps révolu où l’exposition écran se résumait souvent à une TV au milieu du salon.
Dans les années 70, 80 et même 90, point de tablette sur le canapé, de jeux de smartphone à portée de nos petites mains, ou de consoles connectées. Nous avons aujourd’hui en moyenne 9 écrans par foyer.
Et quand nos parents nous imposaient d’éteindre L’écran (le seul, l’unique) pour nous forcer à faire autre chose, la concurrence n’était pas rude : après 09h30 du matin et même pendant les vacances, dès la fin des Mini-Keums ou du Club Dorothée, fini les programmes jeunesses. On vous laisse faire la comparaison à la multitude de contenus très attractifs pour vos enfants, et disponibles en 2 clics à toute heure du jour et de la nuit en 2024.
Cette démonstration confirme que nous sommes en 2024 “des familles sans mode d’emploi” sur le sujet des écrans, car nous n’avons jamais vu nos parents y être confronté.
Pire : nous sommes la première génération d’adolescents et de jeunes adultes à avoir eu accès de façon totalement illimitée aux smartphones, au web, au monde virtuel et connecté. Et nous sommes la première génération de parents à avoir eu l’occasion de mettre entre les mains de nos enfants des écrans en voulant le mieux pour eux, avec une seule promesse : celle de l’ouverture et du progrès.
De la responsabilité collective à la place de l’État
Avons-nous été individuellement irresponsables de ne pas anticiper les pendants négatifs de l’entrée fracassante des écrans dans nos vies, pour nous et pour nos enfants ? La réponse est un immense NON.
Nous sommes conscients des améliorations énormes que les avancées technologiques ont amenées en moins de 30 ans. Et pour ceux qui auraient eu plus tôt que les autres l’intuition forte que “trop d’écran tue l’écran”, il fallait être très courageux pour trouver une information fiable et sans détracteur avant 2020, à moins de se plonger dans de la littérature scientifique.
Mais si c’est si mauvais pour nous, pourquoi personne n’a tiré la sonnette d’alarme plus tôt ?
Souvenez-vous de la cigarette*.
Acte 1 : La cigarette, c’est génial. Financées par l’industrie du tabac entière, des campagnes de pubs massives incitent la population à fumer* pour être cool, se détendre, sans aucune conséquence.
Acte 2 : La cigarette* a des impacts négatifs sur la santé ? Oui, mais selon des études scientifiques très sérieuses et toujours 100% financées par les industriels, les conséquences sont totalement compensées par les effets positifs : fumer* détend tellement que ça éviterait certainement des maladies liées au stress. Alors pourquoi s’en priver ?
Acte 3 : L’Etat prend le sujet en main car finalement, la cigarette* coûte très cher en terme de santé publique. Des études légitimes sont publiées au grand jour. La réglementation se crée. La législation s’applique. Et les choses se mettent en place dans la douleur pour des générations de fumeurs.
*Maintenant, remplacez le mot “cigarette” par “écran”, et le verbe “fumer” par “scroller”. Vous y êtes : bienvenue en 2024.
La comparaison s’arrête là, car contrairement à la cigarette, les écrans sont aussi utiles dans nos vies, ne serait-ce que pour écrire cet article depuis un ordinateur connecté à internet.
C’est ici que réside toute la difficulté et l’ambivalence du sujet : où doit-on tracer la limite individuellement entre un usage moderne et fructueux de nos écrans, au regard d’une consommation abusive et délétère ?
« Les constats de terrain comme les études scientifiques convergent. Il est maintenant temps que le législatif prenne le relais. Arrêtons de faire porter la responsabilité individuelle aux parents et soutenons la responsabilité collective de l’exposition des enfants aux écrans par la loi comme le législateur l’a déjà fait pour l’alcool ou le tabac. » soutenait un groupe scientifique dans une tribune du Monde, parue en mai 2023.
Là aussi, on abonde en ce sens : réguler sa consommation, c’est bien – mais ça soulage individuellement dès lors que le problème est pris d’un peu plus haut, avec des lois, des limitations claires, et des contraintes positives. Et surtout : ça entraîne de réels changements de comportements et de consommation.
Lorsqu’il n’a plus été possible de faire des campagnes publicitaires pour le tabac, la cigarette a mécaniquement moins eu le vent en poupe. Et lorsqu’il a été interdit d’ajouter des substances addictives dans les cigarettes, il est également devenu un peu plus facile d’arrêter de fumer.
On pourrait facilement imaginer le même genre de scénario pour les écrans.
La France est-elle en avance sur ce sujet de société et de santé publique ? Pas vraiment, et plusieurs pays ont déjà pris le taureau par les cornes, de façon plus ou moins radicale : la Suède fait marche arrière sur l’utilisation des écrans dans le cadre scolaire, et la Chine impose une restriction d’usage très stricte d’internet et des jeux en lignes aux mineurs…
Les enjeux d’une réglementation pour un futur souhaitable
Depuis plusieurs années, des études scientifiques convergent avec les observations des professionnels de l’enfance sur les enjeux critiques de cette surexposition aux écrans :
- Un enjeu de santé publique : la santé mentale (capacité cognitive, émotionnelle) et physique (troubles de la vue, problèmes de posture)
- Un enjeu démocratique : l’accès sans éducation préalable à une source illimitée d’informations altère la véracité de l’information
- Un enjeu de société : le e-harcèlement et l’accès à des contenus addictifs, violents, pornographiques sont devenus des enjeux majeurs dans les écoles primaires et les collèges
On peut imaginer que nos enfants continueront à avoir accès – avec ou sans autorisation – à des écrans connectés. Alors à quel niveau l’État pourrait agir ?
On aime croire que les campagnes de sensibilisation (commencées en 2023) se poursuivront, ainsi que des directives au sein de l’éducation nationale pour éduquer nos enfants à l’utilisation des ressources numériques.
Pour aller plus loin et plus fort, les réflexions du comité scientifiques pourraient mener à des réglementations strictes des différentes industries, avec par exemple :
- celle des Réseaux Sociaux – avec des limitations ultra strictes de l’usage de procédés addictif pour les plus jeunes cerveaux (likes, notifications, vidéos qui s’enchaînent, gamification, etc.)
- celle des constructeurs – avec des applications limitantes de contrôle du temps d’écran renforcées pour tous inclus dans les smartphones (adultes inclus ?)
- celle de la publicité – avec l’interdiction totale et drastique d’utiliser le temps d’attention des enfants à des fins commerciales
Comme pour la cigarette, changer nos usages va être un véritable challenge individuel même si la législation accompagne le changement en profondeur.
Et puisqu’il est difficile de changer ses habitudes à contre-cœur et sans comprendre les enjeux du changement : n’hésitons pas à interroger nos enfants sur le sujet, à leur demander ce qu’ils aimeraient faire à la place des temps d’écran habituel, à créer un nouveau rythme petit à petit en famille dès aujourd’hui… pour ne pas subir des limitations fermes plus tard.
Margaux Bruineaud & Astrid Faure
Fondatrices des Éditions En Cavale et entrepreneures engagées pour changer le monde